Lecture analytique : Une gourmandise, Muriel Barbery (2000), Jean

Texte 11 : Le fils Jean. Un père odieux.
(p.50-52)

(Jean)

Café des Amis, XVIIIe

Vieille outre purulente. Charogne putride. Crève, mais crève donc. Crève dans tes draps de soie, dans ta chambre de pacha, dans ta cage de bourgeois, crève, crève. Au moins, on aura ton fric, à défaut d'avoir eu ta faveur. Tout ton fric de ponte de la bouffe, qui ne te sert plus à rien, qui ira à d'autres, ton fric de propriétaire, le fric de ta corruption,  de tes activités de parasite, toute cette bouffe, tout ce luxe, ah quel pillage…Crève… Autour de toi, ils se pressent tous- maman, maman devrait pourtant bien te laisser mourir seul, t'abandonner comme tu l'as abandonnée, mais, elle ne le fait pas, elle reste là, inconsolable, à croire qu'elle est en train de tout perdre. Je ne comprendrai jamais cela, cet aveuglement, cette résignation, et cette faculté qu'elle a de se convaincre qu'elle a eu la vie qu'elle désirait, cette vocation de sainte martyre, ah, merde, ça me débecte, maman, maman… Et puis il y a cet enculé de Paul, avec ses airs de fils prodige, ses tartufferies d'héritier spirituel, qui doit ramper autour du lit, veux-tu un coussin mon oncle, veux-tu que je te lise quelques pages de Proust, de Dante, de Tolstoï ? Je ne peux pas le blairer, ce mec-là, une belle ordure et qui se tape des putes rue Saint-Denis, je l'ai vu, oui, je l'ai vu qui sortait d'un immeuble par là… Oh et puis à quoi ça rime, hein, à quoi ça rime, de remuer tout ça, de remuer mon aigreur de vilain petit canard et de lui donner raison : mes enfants sont des imbéciles, il disait ça tranquillement devant nous, tout le monde était gêné, sauf lui, il ne voyait même pas en quoi c'était choquant non seulement de le dire mais de le penser ! Mes enfants sont des imbéciles, mais surtout mon fils. On n'en fera jamais rien. Mais, père, tu en as fait quelque chose de tes marmots, ils ne sont rien d'autre que ton œuvre, tu les as hachés menus, débités, noyés dans une mauvaise sauce et voilà ce qu'ils sont devenus : de la boue, des ratés, des faibles, des minables. Et pourtant ! Pourtant tu aurais pu en faire des dieux, de tes mômes ! Je me souviens comme j'étais fier lorsque je sortais avec toi, quand tu m'emmenais au marché, au restaurant ; j'étais tout petit, et toi, tu étais si grand, avec ta grosse main chaude qui me tenait fermement, et ton profil, en contreplongée, ce profil d'empereur, et cette crinière de lion ! Tu avais fière allure et j'étais comblé, comblé d'avoir un père tel que toi…Et me voici plein de sanglots, la voix brisée, le cœur rompu, détruit ; je te hais, je t'aime et je me hais à en hurler de cette ambivalence, cette putain d'ambivalence, qui a bousillé ma vie, parce que je suis resté ton fils, parce que je n'ai jamais rien été d'autre que le fils d'un monstre !
Le calvaire, ce n'est pas de quitter ceux qui vous aiment, c'est de se détacher de ceux qui ne vous aiment pas. Et ma triste vie se passe à désirer ardemment ton amour refusé, cet amour absent, ô bonté  divine, n'ai-je donc rien de mieux à faire que de pleurer sur mon triste sort de pauvre petit garçon mal-aimé ? II y a pourtant bien plus important, je vais mourir bientôt moi aussi, et tout le monde s'en fout, et je m'en fous moi aussi, je m'en fous parce que, en ce moment, il est en train de crever et je l'aime de salaud, je l'aime, oh merde…




Intro : Le roman est construit de façon a ce qu’il y ai une alternance entre le personnage principal et ses proches. C’est le blâme du père. 
En quoi le témoignage de son fils Jean dresse-t-il un blâme du personnage principal ?

I-                     La colère du fils
a)       Un jeune homme sous tension
-          4 phrases exclamatives : colère et haine contre le père
-          Interjections
-          Forme négative absolue « ne … jamais » l.15 : colère et incompréhension
-          « calvaire » l.60 : hyperbole
-          «  à en hurler » l.55 : hyperbole
-          « ô bonté divine » l.64 : apostrophe + ô lyrique -> plainte
-          Evocation de son cousin Paul -> caricature
-          Accumulation « Proust, Dante, Tolstoï » : pompeux
-          Rythme rapide
b)       Familiarités
-          Lexique familier voire vulgaire « crève » « fric » « bouffe » « merde » « enculé » « débecte » « ordure » « blairer » « pute » « marmot » : la colère est à son paroxysme
-          Insulte « belle ordure » : antithèse
-          « ce mec-la »
-          Syntaxe hachée souvent incorrecte
-          Parataxe : enchainement de répétition « ton fric » + plus de verbes
-          Périphrase insultantes désignant le père « ce salaud » « un monstre »
II-                   La colère contre le père absent
a)       Reproches
-          « crève … bourgeois » -> énumération, gradation, assonance. Critique de sa vie
-          Contraste entre lieux du père et lieu du fils (café au nom populaire)
-          « Mes enfants sont des imbéciles » x2 -> « choquant »
-          Métaphore l.81 + accumulation -> cuisine
-          Complexe d’infériorité causé par le père + métaphore de la  boue
Jean profite de cette attaque pour y répondre.
b)       Attaque directe
-          Deuxième personne : pronoms + déterminants
-          Apostrophes insultantes : phrases nominales
-          Récurrence impératif extrêmement violent « crève » x7 -> haine très forte
-          « père » / « maman » -> proximité/distance
-          Conditionnel passé « tu aurais pu » -> échec
III-                  L’amour du fils qui persiste
a)       Des sentiments révélateurs
-          Jaloux de Paul « air » « tartufferies » + « fils héritiers » -> aurait aimé être à sa place
-          La tristesse l.51 : gradation
-          « mon triste sort de pauvre petit garçon mal aimé » « vilain petit canard » : solitude, auto-exclusion
-          Proverbe l.60 + présent vérité générale -> attaché à son père
b)       Retour aux valeurs familiales
-          Récurrence « maman » x4 : accentue la relation + affection
-          Champ lexical famille
-          « on »  + « nous » : s’inclue dans la famille
-          « fils prodigue » cf Bible. L’attachement père/fils est indestructible
-          Enfance de Jean :
- sorties familiales l.46 : énumération -> Activités en commun, nostalgie
- épanorthose l.52 : éloge du père
- antithèse grand/petit -> protection, rassurant
- métaphore valorisantes révèlent l’admiration
c)        Ambigüité des sentiments
-          « je te hais, je t’aime » : parallélisme antithétique
-          « je l’aime ce salaud » : antithèse
-          Epanorthose l.55
-          « je vais mourir » : prononce même phrase que son père
-          Paroles du père + réponse du fils l.38 : dialogue


Conclusion :
Après sa prise de parole, le portrait que son fils fait de lui vient compléter l’image du personnage principal qui se construit chez le lecteur. La colère de Jean cache aussi bien une déception et une grande admiration pour son père. Le passage contribue ainsi à mettre en valeur les déséquilibres du fils mais aussi des facettes à la fois insupportables et admirables du personnage principal dont les enfants ne peuvent se détacher. C’est bien dans cette complexité que le critique culinaire se construit, au fil des voix qui se succèdent dans ce roman.