Lecture analytique : Gargantua, Rabelais






TEXTE 7 : La ripaille Rabelaisienne


Gargantua, Chapitre 4, Rabelais (1534)




Voici en quelle occasion et de quelle manière Gargamelle accoucha, et, si vous n’y croyez pas, que le fondement vous échappe !
            Le fondement lui échappait, par un après-midi, le troisième jour de février, parce qu’elle avait mangé trop de gaubedillaux. Les gaudebillaux sont de grasses tripes de coiraux. Les coiraux, des bœufs engraissés à la crèche et dans les prés guimaux. Les prés guimaux , ce sont ceux qui donnent de l’herbe deux fois par an. Ces bœufs gras, ils en avaient fait tuer trois cent soixante-sept mille quatorze pour qu’on les sale à Mardi gras, afin d’avoir au printemps du bœuf de saison en abondance, de façon à pouvoir faire au début des repas un bénédicité de salaisons et mieux se mettre à boire.
            Les tripes furent copieuses, comme vous vous en doutez, et si savoureuses que chacun s’en léchait les doigts. Mais le hic, c’est qu’il n’était pas possible de les mettre longtemps de côté car elles se seraient avariées, ce qui paraissait inadmissible. Il fut donc décidé qu’on les engloutirait sans rien en laisser perdre. C’est à cette fin que furent conviés tous les villageois de Cinais, de Seuilly, de la Roche-Clermault, de Vaugaudry, sans oublier ceux du Coudray-Montpensier, du Gué de Vède et les autres, tous bons buveurs, bons compagnons et fameux joueurs de quilles.
            Le bonhomme Grangousier y prenait un grand plaisir et commandait qu’on y aille à pleines écuelles. Toutefois, il disait à sa femme d’en manger moins, vu qu’elle approchait du terme et que cette tripaille n’était pas une nourriture très recommandable : « Il a, disait-il, une grande envie de manger de la merde, celui qui en mange le sac. » En dépit de ces remontrances, elle en mangea seize muids, deux baquets et six pots. Oh ! Quelle belle matière fécale devait fermenter en elle !
            Après le repas, tous allèrent pêle-mêle à la Saulaie, et là, sur l’herbe drue, ils dansèrent au son des joyeux flageolets et des douces cornemuses, de si bon cœur que c’était un passe-temps céleste que de les voir ainsi se divertir.

Puis, il leur vint à l'idée de faire quatre heures en ce bon endroit, et flacons de circuler, jambons de trotter, gobelets de voler, brocs de tinter!
«  - Tire!
-        Donne!
-        Tourne!
-       Baptise-le!
-       Verse m'en sans eau! Comme ça, mon ami!
-       Siffle-moi, ce verre proprement!
-       Produis-moi du clairet, que le verre en pleure.
-       Trêve de soif!
-       Ah! mauvaise fièvre, ne passeras-tu pas?
-       Ma foi, ma commère, je n'arrive pas à me mettre en train.
-       Vous ne vous sentez pas bien, ma mie?
-       Sûr !
-       Par le ventre de saint Quenet, parlons boisson.
-       Je ne bois qu'à mes heures, comme la mule du pape.
-       Je ne bois qu'à mon livre d'heures, en bon père supérieur. »




Introduction : Nous étudierons le chapitre 4 de Gargantua, second opus de la série des romans de Rabelais. Dans ce roman, l’auteur revient sur l’hérédité du héro principal, Pantagruel, en se focalisant sur l’enfance de son père Gargantua. Les circonstances de l’accouchement de Gargamelle lors d’un banquet permettent au lecteur de comprendre qui sont ces personnages haut en couleurs. En quoi le repars gargantuesque permet-il de dévoiler les caractéristiques de s personnages Rabelaisiens mais aussi toute une vision du monde humaniste ?



I-                    Un festin démesuré
1)      Des quantités excentriques
-          Champ lexical de « l’abondance »  « copieuse » « pleins d’écuelles »
-          Le nombre « soixante sept mille quatorze » : effet comique de la précision
-          « on les engloutirait » : métaphore manger rapidement
-          « elle en mangea 16 …. Six pots » : gradation descendante
-          « trop »
-          Omniprésence du pluriel dans ce qui est mangé
-          Anadiplose -> effet de lourdeur et d’infini

2)      La nourriture, la bonne chaire à foison
-          Champ lexical de la nourriture
-          Le polyptote l.32
-          Champ lexical boisson « boire » « bar » « buveur » « flacon » « gobelet » : aussi présent que celui de la nourriture, les personnages sont de bons vivants
-          L’alcool est précieux « verse m’en sans eau » : effet comique
-          Personnification du verre « que le verre en pleure » effet comique
-          « Flacons de …. Tinter » énumération + personnification + assonance en « é » -> Rythme festif

Cette atmosphère festive de banquet va donner vie aux personnages.


II-                  Des personnages vivants
1)      Les réalités du corps
-          Nourriture, boisson, déjection : « merde » « excréments » « fondement » « tripes » -> vital
-          Onomastique : Gargamelle, Grandgousier, Gargantua
-          «  Merde » : très familier
-          Evocation d’un sain « St Queret », qualifié par son ventre
-          Effet de réel « le 3ème jour de février) + les lieux « Gué de Vêde » etc
Personnages physiquement vivants avec les besoins que cela entraîne mais aussi très présent par leurs interventions directes.

2)      L’oralité Rabelaisienne

-          Paroles rapportées au style direct : exclamatives, interjections, impératifs, pronoms, déterminants
-          Propositions incises « disait-il »
-          Polylogue vivant et rythmé : discours libéré et naturel. Absence de médiation
-          Rythme effréné
Il y a un vrai échange entre les interlocuteurs et le lecteur est intégré.

III-                Le lecteur invité au repas
1)      Les adresses directes au lecteur

-          La 2ème personne + les deux premières phrases : Alcafribas Nosier interpelle le lecteur « comme vous vous en doutez »
-          Dimension orale du texte hors du dialogue : interjections, exclamatives
-          Complicité entre le lecteur et l’auteur à travers l’humour et les jeux de mots comme la polysémie du mot « fondement » -> Valorisation comique des excréments
-          Les valeurs s’inversent avec « quelles belle matière fécale » 

Ce qui est laid devient beau et avec l’esthétique carnavalesque propre à Rabelais.

2)      L’atmosphère carnavalesque

-          Les invités sur le monde de l’accumulation l.22 : Renforce le nombre d’invités
-          Accumulation des qualités des convives l.23
-          Convivialité avec le bonheur, l’euphorie « de si bon cœur » « passe-temps céleste »
-          Inversion des valeurs : la religion est une religion gastronomqiue +  « bénédicité » « baptise-le »
Adverbe intensité « si »



Conclusion : Ce début de Gargantua jour bien son rôle en nous présentant les personnages, des géants sympathiques, festifs et bon vivants. La ripaille et les boissons qui coulent à flot marquent les caractéristiques d’un banquet qui en augure bien d’autres. Ne nous y trompons pas cependant : le comique de la démesure qui règne ici cache une vision rabelaisienne de l’homme dont les besoins vitaux (boire, manger, s’amuser) doivent être respectés. L’auteur concile ainsi religion et bonne chaire et c’est à cette grand-messe humaniste qu’il convie son lecteur.