Lecture analytique : Supplément au voyage de Bougainville






TEXTE 1 : Supplément au voyage de Bougainville, valeurs tahitiennes contre valeurs européennes.











          Il était père d'une famille nombreuse. À l'arrivée des Européens, il laissa tomber des regards de dédain sur eux, sans marquer ni étonnement, ni frayeur, ni curiosité. Ils l'abordèrent ; il leur tourna le dos et se retira dans sa cabane. Son silence et son souci ne décelaient que trop sa pensée : il gémissait en lui-même sur les beaux jour de son pays éclipsés. Au départ de Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le rivage, s'attachaient à ses vêtements, serraient ses camarades entre leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s'avança d'un air sévère, et dit : " Pleurez, malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ci soit de l'arrivée, et lion du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que vous voulez attaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pend au
côté de celui-là, dans l'autre, vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices ; un jour vous servirez sous eux aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu'eux Mais je me console ; je touche à la fin de ma carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai point. ( Tahitiens ! ô mes amis ! vous auriez un moyen d'échapper à un funeste avenir ; mais j'aimerais mieux mourir que de vous eu donner le conseil. Qu'ils s'éloignent, et qu'ils vivent. " Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta : " Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu est venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un démon : qui es tu donc, pour faire des esclaves ? 0rou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l'as dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-t.u ? Tu es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, tu t'es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton coeur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous
pillé ton vaisseau ? t'avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t'avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse nous nos moeurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières. 









Diderot est un philosophe du siècle des lumières. Le combat des lumières est l’égalité de tous les Hommes (liberté d’expression, esclavage, société d’ordre, monarchie absolue, liberté de culte, abus de pouvoir de la religion, le savoir pour tous, peuple instruit). Ils sont fascinés par le model anglais. Le mouvement des Lumières a donné lieu à l’encyclopédie et les idées qu’ils prônent vont mener à la Révolution. Les grands voyageurs vont changer l’idée que les européens se font du monde, on s’interroge sur la colonisation.
Dans le livre de Diderot, Supplément au voyage de Bougainville de 1796, il s’oppose vivement à la politique coloniale de la France à travers la voix du vieux tahitien. 


Problématique : comment à travers la voix d’un personnage fictif Diderot mène-t-il une argumentation efficace contre la domination européenne ?



I-                    La prédiction du vieillard
a)      Un personnage de crédit
-          Emploi de pronoms tels que « nous » et de déterminants possessifs comme « nos »
-          « vieillard » est le cliché de la sagesse, de la confiance
-          « c’est le vieillard qui parle » forme emphatique
-          « père d’une famille nombreuse » cliché d’une personne qui a de l’expérience, en qui on a confiance
-          Répartition de la parole : Il est le seul à parler, 2 longues répliques
-          Il y a un contraste entre le silence habituel du vieillard et la logorrhée dont il fait preuve dans le texte
-          « il se retira », « dédain » « air sévère » : quelqu’un de pausé et d’important
-          « ni étonnement, ni frayeur, ni curiosité » : rythme ternaire renforcé par une anaphore en « ni »
-          «  je touche à la fin de ma carrière » : métaphore, il n’a plus rien n’à perdre, il est proche de la mort


b)     
Des prévisions inquiétantes
-          Registre pathétique : anaphore du « ô » lyrique
-          Champ lexical de la souffrance/douleur « pleurez »  « malheureux » « console » « calamité » « funeste »
-          Futur à valeur de prédiction : « servirez » « connaitrez » « reviendront » à Menace
-          Il y existe un contraste entre avant l’arrivée des européens et après celle-ci.

Avant
Après
Procédé
« Les beaux jours ….
…. éclipsés »
Antithèse doublée d’une métaphore solaire
« Nous sommes innocents, nous sommes heureux …..
... et tu ne peux que nuire à notre bonheur »
Anaphore, adjectifs mélioratif, tournure restrictive

è Idée de fatalité, un destin inéluctable
-          Reprise anaphorique du vieillard ( ?)







II-                  Un violent argumentaire contre Bougainville
a)      L’autorité du locuteur

-          Emploi de la 2ème personne « toi » « tu » : capter l’attention, s’adresser directement à Bougainville
-          De nombreuses questions rhétoriques :
- l.44 jusqu’à la fin : énumération de questions rhétoriques qui valorisent l’accueil des tahitiens qui contraste avec la dévalorisation des européens
- « Ce pays est à toi ? Et pourquoi ? Parce que tu y as mis le pied ? » : ironie
- « Tu es ni un Dieu ni un Démon. Qui es-tu donc… ? » : refus du pouvoir, remise en question de la supériorité des européens
-          Emploi de l’impératif « laisse-nous » : phrases injonctives
-          Apostrophe « chef des brigands » : vocabulaire péjoratif, insultant
è Registre polémique
-          Phrases exclamatives : colère/indignation

b)      Stratégie argumentative efficace

-          Jeu sur les pronoms (l.23), contraste entre le « nous » et le « vous » ainsi que jeu sur les déterminants possessifs « ton » «notre »
-          C’est le mythe du bon sauvage : pureté et gentillesse de l’homme qui ne vit pas en ville, contraste avec l’européen mauvais
-          Ces oppositions montrent qu’ils ne s’entendent pas, oppositions qui se retrouvent tout au long du texte.
-          à Parallélismes
-          « Nous sommes innocents, nous sommes heureux, et tu ne peux que nuire à notre bonheur » : le « et » a d’habitude une valeur d’ajout, mais dans le cas présent il prend une valeur d’opposition
-          L’exemple des femmes (l.25-29) :
Avant
Après
Privilège
Folle, fureur, féroces
Partage
sang
Communion
égorgés

Avant l’arrivée des européens il n’y avait aucune ambiguïté, mais dès leur arrivée tout a changé.
-          L.35 : Retournement de situation, hypothèse par l’absurde, on inverse les rôles





III-                 La critique de l’Europe

a)      Le blâme des hommes de Bougainville

-          Les hommes de Bougainville sont qualifiés avec des termes dépréciatifs : champ lexical du défaut « brigands » « ambitieux et méchants », « ces hommes-là » déterminant démonstratif péjoratif
-          Champ lexical de la violence « égorgés », « enchaînés », « féroces », « sang »
-          L.38 : Superficialité, futilité
-          Décalage entre le préjudice subi (vol d’une bagatelle) et la vengeance de Bougainville.
-          « tu t’es récrié, tu t’es vengé » : rythme binaire, anaphore de « tu » + assonance
A travers le blâme des Hommes de Bougainville, à l’appui d’exemple précis, c’est la voix de Diderot que l’on peut entendre.

b)      Le blâme de l’Europe colonisatrice

-          « Tu es le plus fort ? Et qu’est-ce que cela fait ? » l.37 : critique de la supériorité européenne
-          « le tahitien est ton frère » l.43 : métaphore ; « vous êtes 2 enfants de la nature » l.44 à Champ lexical de la famille
-          « Ni un Dieu ni un démon » : rythme binaire renforcé par une anaphore en « ni » à Les européens ne sont que des hommes
-          « Quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ? » : Chiasme, structure très équilibrée qui métaphorise l’égalité des 2 peuples
-          Supériorité tahitienne :
- « plus sage et plus honnête » l.47-48 : comparatif de supériorité
- « ignorance » « lumière » l.49 : antithèse, les valeurs sont inversées et l’ignorance est valorisée.
Les européens vont pervertir la côté naturel et sauvage (mythe du bon sauvage) des tahitiens et considèrent leur civilisation comme étant meilleure à ethnocentrisme.
-          Les européens sont traités d’esclavagistes :
- «enchaîner » l.13, « assujettir » l.13, « servirez » l.14, « titre » l.30, « esclavage » l.30-31, « esclaves » l.31, « asservir » l. 41
-  «  vous enchaîner, vous égorger, vous assujettir » l.13 à Cette parataxe doublée d’une anaphore en « vous » renforce la dénonciation.


Conclusion : A travers le discours fictif du vieux tahitien à Bougainville, c’est la voix de Diderot, philosophe des lumières, qui s’élève contre l’Europe coloniale qui croit en la supériorité de ses valeurs (ethnocentrisme). Ce dialogue est donc une arme redoutable pour faire réfléchir les européens sur les nouvelles civilisations qu’ils rencontrent, à la fois différentes par leurs mœurs mais égales par leur humanité.