Lecture analytique : "etranges étrangers", Prevert


TEXTE 3 : « Etranges étrangers », quand la poésie dénonce les inégalités entre les hommes


Support : étude d’un poème engagé :



Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel
hommes des pays loin
cobayes des colonies
Doux petits musiciens
soleils adolescents de la porte d’Italie
Boumians de la porte de Saint-Ouen
Apatrides d’Aubervilliers
brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris
ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied au beau milieu des rues
Tunisiens de Grenelle
embauchés débauchés
manœuvres désœuvrés
Polacks du Marais du Temple des Rosiers
Cordonniers de Cordoue
 soutiers de Barcelone
pêcheurs des Baléares ou bien du Finisterre
rescapés de Franco
et déportés de France et de Navarre
pour avoir défendu en souvenir de la vôtre
la liberté des autres 
Esclaves noirs de Fréjus
tiraillés et parqués
au bord d’une petite mer
où peu vous vous baignez
Esclaves noirs de Fréjus
qui évoquez chaque soir
dans les locaux disciplinaires
avec une vieille boîte à cigares
et quelques bouts de fil de fer
tous les échos de vos villages
tous les oiseaux de vos forêts
et ne venez dans la capitale
que pour fêter au pas cadencé
la prise de la Bastille le quatorze juillet
Enfants du Sénégal
dépatriés expatriés et naturalisés 
Enfants indochinois
jongleurs aux innocents couteaux
qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés
de jolis dragons d’or faits de papier plié 
Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
qui dormez aujourd’hui de retour au pays
le visage dans la terre
et des bombes incendiaires labourant vos rizières On vous a renvoyé
la monnaie de vos papiers dorés
on vous a retourné
vos petits couteaux dans le dos 
Étranges étrangers
Vous êtes de la ville
vous êtes de sa vie
même si mal en vivez
même si vous en mourez. 





Les poètes du 20ème siècle ont souvent défendu des causes qui leurs tenaient à cœur. On pense ainsi à Prévert qui dans Barbara dénonce les horreurs de la Seconde Guerre Mondiale avec pour cadre la ville de Brest ravagée par les bombardements. Dans « étranges étrangers » le poète aborde la situation des immigrés en France. Comment, à travers la forme poétique, Prévert parvient-il à dénoncer le sort réservé aux immigrés ainsi que l’attitude de la France pendant la période de la décolonisation.








I-                    Un chant en demi-teinte

a)      Des apostrophes

De nombreuses apostrophes forment un hymne à la diversité en France :
-  Prévert fait le tour des colonies : (voir surligné en bleu)
- Autres immigrés (souligné en rouge)
- « étranges étrangers » : polyptote et/ou paronomase + dimension ironique due à l’adjectif « étranges » -> regard populaire porté sur les immigrés. De plus, il est répété plusieurs fois dans le texte, c’est une sorte de refrain.
- « cobayes des colonies » : apostrophe péjorative qui renvoie à une situation réelle
- « cobayes » « apatrides » « rescapés » « esclaves » « déportés » : apostrophe péjoratives
- « doux petits musiciens », « soleils adolescents » : apostrophes mélioratives qui contrastent avec les apostrophes péjoratives
-> Les apostrophes sont souvent placées en attaque de vers et elles portent souvent une majuscule.


b)      Une harmonie apparente pour mieux dénoncer

-          De nombreux vers sont des alexandrins au premier abord. Cependant, en y regardant de plus près, ils ne le sont pas et créent une fausse harmonie :

- « Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel » : rythme binaire + allitération en « l ». Perfection rythmique avec l’alexandrin et la coupure à l’hémistiche qui illustre l’harmonie contenue dans l’évocation de cette mixité culturelle. MAIS il y a le « e » muet à ce n’est pas un alexandrin.
- « soleils adolescents de la porte d’Italie », « polacks du Marais de Temple des rosiers » : faux alexandrins
- « Boumians de la porte de Saint-Ouen » : faux décasyllabe

è Déséquilibre, désagréable à l’oreille.
-          Plus on avance dans le poème, plus les lieux sont à la périphérie de Paris. Voire même dans les banlieues.
A travers ce poème faussement harmonieux, Prévert cherche à dénoncer l’exploitation des immigrés.





II-                  La dénonciation d’une exploitation

a)       L’exploitation professionnelle, la question des métiers

-          La précarité de l’emploi :

- « embauchés débauchés » / « manœuvres désœuvrés » : polyptotes oxymoriques

-          Des métiers peu valorisants :

- allitération en « r » v.9 
- allitération en « r », en « t » et en « b » v.10 (désigne le travail en abattoir) :  champ lexical du dégout + sonorités imitant le bruit de ce travail
-  accumulation de métiers peu qualifiés, difficiles et peu rémunérés « soutiers » « pêcheurs » « cordonniers »
-  v.35-41 : cette strophe évoque la mendicité des enfants -> registre pathétique + dimension attractive, les enfants font la distraction + allitérations en « r » et « p » désagréables + alexandrin





b)      La métaphore de l’enfermement


-          Strophe v. 22-25 :

- « tiraillés parqués » v.23 : rythme binaire qui renvoie à l’absence de liberté + allitération en « r » et assonance en « é » -> sons désagréables
- « Fréjus » : ville balnéaire associée au plaisir qui contraste avec la condition d’hommes esclaves
- « petite mer » : oxymore

-          Strophe v.26-35 :

- Tournure restrictive « ne que » v.34
- « au pas cadencé » : pas de liberté
- répétition de la préposition « dans » v.28 et v.33 -> évoque l’enfermement. Cette répétition est inappropriée, incongrue.

c)      Exploitation militaire


-          « cobayes des colonies » : périphrases -> ils son exploités militairement dans les colonies
-          « fêter au pas cadencé la prise de la Bastille le 14 juillet »
-          « bombes incendiaires labourant vos rizières »
-          Champ lexical de la guerre (violet)
-          V.19-21 : parallélisme accentué par la rime -> allusion à la Seconde guerre mondiale
-          «  De France et de Navarre « : signifie combattants de France et d’ailleurs
-          Reprise anaphorique de l’apostrophe « esclaves noirs de Fréjus » -> accentue la condition de ces hommes
-          L’évocation de la prise de la Bastille s’oppose à l’évocation des terres natales des « esclaves noirs de Fréjus » v.31-32. De plus, ces deux strophes évoquant leur pays d’origine contient une anaphore en « tous » et un parallélisme rappelant les bruits des échos et des oiseaux




III-                Héritage de la colonisation


a)       Colonisation et esclavage
-          « cobayes des colonies »
-          « Kabyles » « Tunisiens » : anciennes colonies
-          « dépatriés expatriés naturalisés »
-          Champ sémantique de la patrie
-          Thématique de l’esclavage qui est en fait une métaphore permettant de rapprocher le sort réservé aux étrangers issus des colonies et la condition d’esclave






b)      La violence

La violence de la colonisation est mise en valeur par les termes péjoratifs désignant les colonisés comme étant inoffensif :
-           « enfants » (v.36-38-42) : reprise anaphorique
-           « doux petits musiciens »
-           « innocent couteau » : oxymore -> enfants associés à la violence
-           strophe v42-45 : évoque la guerre d’Indochine :

- mort d’enfants «  bombes » « visages dans la terre »
- euphémisme « si vite en allés »
 - antithèse entre les « bombes incendiaires » et le faire de « labourer ». Oppose la destruction à la fertilité.

-          V.46-49 : Prévert détourne des expressions toutes faites

c)      Des inégalités criantes

-          Pauvreté à travers l’occupation des esclaves strophe 26-35 :

- expressions péjoratives « bout » « vieille » qui contrastent avec leur pays d’origine « tous »

-          Chute du poème, dernière strophe : paronomase + anaphore 

(point critique : pourquoi avoir mis la chute dans la partie des inégalités ? Réponse de la prof « fallait bien la mettre quelque part!»)







Conclusion :
Poème harmonieux qui peut paraitre d’emblée léger mais qui s’avère être un violet réquisitoire contre la façon dont la France accueille les immigrés. Prévert entre dans une polémique alors mêmes que la France est en pleine période de décolonisation. Boris Vian, en 1962, encourage à déserter dans ses chansons.