Lecture analytique : Cannibale, Les essais de Montaigne








TEXTE 2 : « Cannibale », les Essais de Montaigne








"Après avoir longtemps bien traité leurs prisonniers, et de toutes les commodités dont ils se peuvent aviser, celui qui en est le maître, fait une grande assemblée de ses connaissants ; il attache une corde à l'un des bras du prisonnier, par le bout de laquelle il le tient, éloigné de quelques pas, de peur d'en être offensé, et donne au plus cher de ses amis l'autre bras à tenir de même ; et eux deux, en présence de toute l'assemblée, l'assomment à coups d'épée. Cela fait, ils le rôtissent et en mangent en commun et en envoient des lopins à ceux de leurs amis qui sont absents. Ce n'est pas comme on pense, pour s'en nourrir, ainsi que faisaient anciennement les Scythes ; c'est pour représenter une extrême vengeance. Et qu'il soit ainsi, ayant aperçu que les Portugais, qui s'étaient ralliés à leurs adversaires, usaient d'une autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenaient, qui était de les enterrer jusqu'à la ceinture, et tirer au demeurant du corps force coups de trait, et les pendre après, ils pensèrent que ces gens ici de l'autre monde, comme ceux qui avaient semé la connaissance de beaucoup de vices parmi leur voisinage, et qui étaient beaucoup plus grands maîtres qu'eux en toute sorte de malice, ne prenaient pas sans occasion cette sorte de vengeance, et qu'elle devait être plus aigre que la leur, commencèrent de quitter leur façon ancienne pour suivre cette-ci. Je ne suis pas marri que nous remarquons l'horreur barbaresque qu'il y a en une telle action, mais oui bien de quoi, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugles aux nôtres. Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu'à le manger mort, à déchirer par tourments et par géhennes un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l'avons non seulement lu, mais encore vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu'il est trépassé."

Intro : 16ème siècle, période des grands navigateurs et des grandes découvertes de l’Amérique notamment. La vieille Europe qui ne connaissait qu’elle-même est confrontée à la découverte de l’Autre et de ses différences notamment à travers de nombreux récits de voyage comme ceux de Christophe Colomb ou de Jean de Léry. Dans le célèbre chapitre 31 des Essais, Montaigne s’interroge sur les habitants du nouveau monde. Peu auparavant dans le chapitre, il énonce cette fameuse sentence « chacun nomme barbarie ce qui n’est pas de son usage ». Il relativise ainsi les valeurs des uns et des autres.

Problématique : En quoi l’évocation par Montaigne de la barbarie des mœurs de ce nouveau monde permet-elle de tendre un miroir à la barbarie européenne et de révéler ainsi les exactions de son peuple ?



I-                    La curiosité de l’humaniste

a)      Le regard anthropologique

-          Emploi du présent de l’indicatif à valeur de vérité générale ou d’habitude : impression d’objectivité, Montaigne raconte ce qu’il voit, narration d’un déroulement des faits.
-          Formule restrictive l.1-2 renforcée par « jamais » : effet produit ?
-          Pronoms indéfinis de 3ème personne, neutre « il » « chacun » ; pronoms démonstratifs « celui » ; déterminant « c’est » ; déterminants possessifs « son » « leur » : Description objective
-          Connecteurs logique et chronologique à valeur d’addition « et » « puis » « après » « car » : objectivité
-          Forme emphatique « c’est que » l.1 : marque la surprise de la découverte, regard neuf
-          Evocation des Scythes considérés comme barbare: comparaison avec d’autres coutumes étrangères renforcée par « ainsi que »
Montaigne décrit donc les us et coutumes des barbares en ce qui concerne la guerre. Il ne condamne cependant pas, a priori, leurs actes et aborde même ces mœurs avec bienveillance.

b)      Bienveillance

-          Le courage des hommes au combat est salué (l.3)
-          Le traitement de prisonniers (l.5) définit par un adverbe mélioratif « bien » et renforcé par l’adverbe « longtemps » leur confère une humanité de traitement
-          « Toutes les commodités » l.5 : adjectif qui indique bien qu’ils ne manquent de rien
-          La violence n’est pas niée mais elle est partage avec le champ lexical de la communauté
-          « ils pensèrent » l.18, « ayant aperçu » l.14, « de peur d’en être offensé » l.8-9 : Montaigne se met à la place des Amérindiens. L’adoption de ce point de vue permet de sortir de l’ethnocentrisme.
-          « l’autre monde » l.18 : périphrase désignant les européens à place sur un pied égalité européens/amérindiens  et prouve qu’on est toujours l’Autre de quelqu’un.







II-                  Des coutumes comparées


Amérindiens
Européens


La violence
-          Champ lexical : « meurtre » « combat » « effusion de sang » «  horreur » «  coup d’épée » « tué » « assomment »  « fermeté » « offensé »
-          Hyperbole : « extrême vengeance » « meurtre et effusion de sang »
-          « La tête de l’ennemi » : décapitation
-          Champ lexical : « barbarie » « pendre » « meurtrir » « coup » « déchiré » « tourment » « enterré »
-          Hyperbole : « horreur barbaresque »
-          Anaphore binaire « par tourments et par gênes »
-          Accumulation finale renforcée par « et »



L’anthropophagie
-          Champ lexical de la nourriture et du repas
-          Accumulation l.11-12 qui passe par ce même champ lexical rappelle qu’il s’agit d’un rituel renforcée par le présent à valeur d’habitude
-          Rythme binaire l.25-26
-          Comparaisons l.25-fin
-          Antithèse + comparatif l.26, « manger » est métaphorique et est assimilé à la torture
-          L’accumulation l.25-28 accentue la gravité de tortures infligées aux ennemis des européens -> Métaphore filée + succession de rythmes binaires
-          Allitération en « r » « mordre et meurtrir » renforce la violence


La violence que les européens reprochent aux amérindiens est finalement moindre que celles qu’ils pratiquent eux-mêmes.











III-                La condamnation de l’auteur

a)      L’Autre et le même : les raisons de la violence



Amérindiens
Européens
Les acteurs de la violence
-          « assemblée de ses connaissant »
-          « ses amis » l.19, « amis » l.12
-          Superlatif l.9
è La violence est ici un partage
-          « chiens » « pourceaux » l.28 : animaux
-          « par tourments et par gênes » : objets de torture
è La violence est inhumaine
Les victimes de la violence
-          « l’ennemi »
-          « leurs prisonniers »
è Guerre
-          «  voisins et concitoyens » l.30 : rythme binaire
è Paradoxe car les raisons de la violence sont les moteurs de la paix. Cf : guerres de religions, St Barthelemy (Catholiques/protestants)




b)      La voix de Montaigne

è Les parenthèses sont une intervention de Montaigne.
(Essai : l’auteur ne renie jamais ce qu’il a pu écrire mais s’autorise des ajouts au fil des jours : expression d’une pensée vivante en train de se construire et en perpétuelle évolution)
- « vice » « malice » : champ lexical du mal, il condamne les européens
- Comparatifs de supériorité « beaucoup plus grand maître que.. » « plus de barbarie » : confère un caractère néfaste et mauvais
è Montaigne fait aussi son apparition avec l’utilisation de la première personne
- « je pense » « je ne suis pas marri » -> première personne associée à un verbe ou une expression verbale qui permet d’exprimer l’intériorité du locuteur
-> on passe de l’objectivité du rapport ethnologique au jugement personnel de l’auteur. ATTENTION : pas de clémence cependant pour les amérindiens (l.23). Montaigne n’est pas parti pris, il sait reconnaitre le mal chez les deux partis (équilibre et justice)
è Mauvaise foi (l.24) + métaphore de l’aveuglement qui dénonce le comportement paradoxal des Européens
è Forte présence de la première personne du pluriel « nôtres » « nous » : il assume les défauts des siens, il s’inclut aux autres Européens, il ne se met pas dans une position de supériorité face à son peuple.
-> Honnêteté et humilité : ajout de crédit




Conclusion :
L’évocation des coutumes barbares est l’occasion pour Montaigne de dénoncer les violences quelles qu’elles soient, des européens comme des amérindiens. Mais, au début du sujet initial, ce qui est condamné par l’humaniste c’est l’incapacité européenne à se juger. La vieille Europe ethnocentrique ne voit le mal que chez l’Autre. Montaigne nous encourage à adopter, comme lui, le point de vue de l’Autre afin de réfléchir avec plus d’objectivité.